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Critiques de films

Qu'est ce qu'on ferait pas, par amour de la fraiche !

Réforme des retraites ? Et si on parlait plutôt de l'emploi des jeunes ? Isabelle Czajka s'y colle sur pellicule avec "D'amour et d'eau fraîche" et ça pique, parce que c'est bon. Gros plan sur une question plus que jamais d'actualité.

« Julie Bataille, 23 ans, niveau Bac+5 en lettres modernes et maitrise en communication ». Julie, c’est elle, celle qui se vend comme une pro en entretien d’embauche, malgré la réserve qu’on devine sous l’austérité des cheveux tirés. Provinciale à Paris, qu’on dirait parisienne, Julie se veut battante, et elle y croit. Son job à plein temps : trouver un « vrai » boulot. En attendant, entre deux gagne-pains, elle compte. Croissant, 1,20€, pas assez, mais un verre d’eau avec le café, oui, merci. Studio-placard dans le 19e, 600€, vu le quartier, c’est cher, mais ça ira. La douche à la piscine, système D oblige. Tout à un prix. Même décrocher un emploi – qui lui tombe finalement dessus, plus qu’elle ne le trouve.    
Pour des débuts, elle s’en sort bien – comme on dit, vue la conjoncture. Un demi-boulot aux limites floues, pour un SMIC-plancher, et une fois et demi les 35h. Un travail « de rêve » - qui fait froidement saliver une escouade de postulantes en tunique Paul & Joe : celui d’assistante « du manager des directeurs artistiques » dans la plus tendance agence de com’ parisienne, AlterEgo. Où l’Autre, effectivement, on l’aime, sur le papier, ouvert, spontané, pas prise de tête, mélangé, force de proposition et impliqué. On aime cependant beaucoup moins la spontanéité qui se termine par une calotte sur la désobéissante tête blonde d’une des chefs. Ou la force d’un début de gueulante, suite à une humiliante injustice. Là, conflit, mauvaises ondes, pas feng-shui, alors direction la porte. Rageant.

Julie ressent cette confuse absence de prise, sur tout. Suivre le courant, attendre demain. Alors pour patienter jusqu’au petit matin, Julie sort en boite. En ressort très tard, appuyée à un bras plus très jeune. Hâtives caresses, latex de mise, triste étreinte évasive…quick sex sans âme.  
Le cadre ne sied pas à Julie. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer, de faire siens les rêves des autres, de ceux qui « aiment aller travailler, et rentrent contents chez eux le soir ». Résistance ou caprice ? Ces boulots médiocres,  pourtant, tout le monde semble les estimer – surtout sa famille. Maman flippée en tête. Comme son frère, qui a activé les pistons de son « réseau de promo » pour la caser chez AlterEgo. Lui, le bon papa coincé entre deux feux, femme/belle-fille parfaite et boulot de 60h par semaine, si partisan de la pensée TINA (There Is No Alternative – « On n’a pas le choix ») qu’aucune dissonance cognitive ne pourrait ébranler sa vie d’expat’ chèrement gagnée.

Alors, fatalement, lorsqu’un jeune margoulin, roublard charmeur, croise l’erratique chemin de Julie, le grand saut guette – du vide à l’inconnu. La débrouillarde canaille, véritable Picaro de banlieue, poursuit son itinéraire « particulièrement libre, peu dangereux, triste en aucun cas » [1]. Touchant d’honnêteté, le gaillard ne lui promet rien, lui. Juste de le suivre, quelques jours, dans le sud, « le temps d’un petit travail à faire ». Pour quoi faire ? Rien de planifié, sauf l’essentiel. La suite ? Advienne que pourra. En attendant, juste vivre, sentir, lâcher prise, aimer peut-être… Redevenir humain en somme.  

Avec D’amour et d’eau fraiche, Isabelle Czajka signe un quasi-documentaire sur la condition de la jeune classe moyenne. Moins glamour à filmer que la jeunesse dorée du 8e, cette réalité souffrante gêne. Car c’est l’aveu affleurant qui crée le malaise : le cruel déficit de sens de la vie moderne et du monde du travail, désormais communément ressenti.
Il fut un temps où le métier (du latin ministerium, fonction) impliquait une vocation, et la correspondance exacte, pour celui qui l’exerçait, à sa fonction. Métier qui, bien plus que le simple gagne-pain à quoi le primat économique le réduit aujourd’hui, était « [un] déploiement de l’activité extérieure correspondant le mieux à un homme donné » dans lequel l’homme devait trouver « sa réalisation entière, sa joie, sa vie » [2].
D’amour… propose finalement un jalon primordial à toute éthique rebelle : celui du refus de la servitude volontaire, de l’avilissement médiocre et du gâchis de son existence dans une illusoire course à la réalisation par le travail, puisque toute autre. Vivifiant.  

Guytan

[1] Pour en savoir plus sur la figure du Picaro, voir Manifeste du philosophe-voyou, R. et O. Saint Vincent, L’Harmattan, 2009.
[2] J .Y. Le Toumelin, Kalki, Printemps-été 1988.

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